Tout avait bien commencé. Elena n’avait pas à se plaindre. Il n’y avait rien eu de grave, rien d’irrémédiable. Elle n’en voulait à personne. Les êtres humains naissaient dans un oeuf, oui, un oeuf, une coquille protectrice à l’intérieur de laquelle ils grandissaient à l’abri de la mort. La coquille était poreuse, elle laissait passer l’air et la lumière, et tout ce dont ils avaient besoin. Mais pas la mort. Tant que l’oeuf n’était pas cassé, ils ignoraient tout de la mort. Ils savaient qu’elle existait, bien sûr, mais c’était une connaissance théorique, qui ne leur faisait aucun mal ; elle ne les touchait pas, elle ne les concernait en rien. Parfois, la coquille se cassait très tôt, presque immédiatement ; ce n’était pas de chance. Une fois qu’elle était cassée, impossible de la réparer : on ne répare pas une coquille d’oeuf. On ne répare pas l’ignorance. Il y avait des enfants, même très petits, qui savaient qu’ils allaient mourir, alors que certains adultes l’ignoraient. Anna, par exemple, ne savait pas. Des gens étaient morts autour d’elle, évidemment, et elle avait appris la mort de gens plus éloignés en lisant des journaux et des livres ou en regardant la télévision. Mais sa coquille devait être très épaisse, parce que cela n’avait en rien ébranlé la certitude qu’elle avait d’être immortelle.
Le père d’Elena non plus ne savait pas, et pourtant il avait connu la guerre. Dans ses os, dans sa chair, il n’y avait pas le plus petit trou par lequel la mort aurait pu s’insinuer ; il était d’un bloc, sans fissures. Aussi la vie était-elle très simple à ses yeux : il fallait bien travailler à l’école, à l’université, à l’usine. Pour quoi faire ? lui demandait Elena. Il ne savait pas bien l’expliquer ; cela tenait à une idée du progrès, très lumineuse, comme une ampoule qui ne s’éteindrait jamais. Si l’on faisait du mieux qu’on pouvait, on contribuait au progrès général.